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Belhassen Trabelsi, le «parrain» tunisien: mon refuge au Canada

Un an après le début de la révolution en Tunisie et 11 mois après avoir trouvé refuge au Canada, tout indique que Belhassen Trabelsi habite toujours la région montréalaise. Jusqu’ici, Ottawa est resté sourd aux appels de Tunis, qui réclame son extradition, et qui détient maintenant un argument de poids: la justice tunisienne a déjà condamné à deux reprises celui que plusieurs considèrent comme le parrain du clan mafieux ayant longtemps régné sur ce pays. En attendant, ses victimes s’indignent de le voir couler des jours paisibles au Canada.

Près d’un an après la chute du régime tunisien, le beau-frère du président déchu continue de couler des jours paisibles au Canada, probablement dans la région montréalaise.

Belhassen Trabelsi, considéré comme le «parrain» d’un clan ayant pillé les richesses de tout un peuple, n’a toujours pas été inquiété par les autorités canadiennes, malgré une condamnation à 15 ans de prison par contumace, le 28 septembre, par un tribunal de Tunis.

Forte de ce jugement, la Tunisie espère obtenir son extradition ou du moins son arrestation au Canada. Plusieurs demandes d’entraide judiciaire ont été faites au cours des derniers mois. Jusqu’ici, toutefois, Ottawa n’y a pas répondu.

 

Et bien des Tunisiens établis au Québec – dont plusieurs ont fui l’ancien régime – commencent sérieusement à s’impatienter.

Un accueil glacial

Quand son jet privé s’est posé à Dorval, le 20 janvier, Belhassen Trabelsi a reçu un accueil glacial. «On ne veut pas d’un individu comme lui au Canada», a tranché le ministre des Affaires étrangères, Lawrence Cannon.

C’était six jours après la chute du régime. Le président Zine el-Abidine Ben Ali et sa femme, Leïla Trabelsi, avaient déjà fui en Arabie saoudite. Belhassen, frère de Leïla, a choisi de se réfugier au Canada.

Un choix logique, dans la mesure où, depuis 20 ans, il avait toujours été bien reçu au pays. Il y avait investi des millions et avait même obtenu son statut de résident permanent.

Ce statut lui a été retiré en janvier parce qu’il n’avait pas mis les pieds au pays depuis deux ans, comme la loi l’exige.

M. Trabelsi a aussitôt fait une demande d’asile. Il pourrait obtenir gain de cause s’il prouve qu’il risque de subir de mauvais traitements en Tunisie. Mais sa condamnation lui compliquera la tâche. «Il pourrait être interdit de territoire au Canada pour grande criminalité», explique Stéphane Handfield, avocat spécialisé en droit de l’immigration.

Le voile du secret

Dans les agences et les ministères fédéraux, un voile épais couvre le dossier Trabelsi. Aucune information ne circule. Impossible de savoir si ses biens, évalués entre 10 et 20 millions de dollars, ont été saisis. Pas un sou, en tout cas, n’a encore été restitué à la Tunisie.

Au ministère des Affaires étrangères, on se borne à dire que «le Canada a pris des mesures pour bloquer les avoirs» des membres du clan, sans plus de détails.

L’approche contraste avec celle de la Suisse et d’autres pays européens, où les biens ont été saisis dans les jours suivant la chute du régime. Des comptes bancaires contenant des millions de dollars ont été gelés. L’information a rapidement été rendue publique.

En octobre, Moez Trabelsi, neveu de Belhassen – et un membre du clan de moindre importance – a été arrêté à Rome. Il est détenu en attente de son extradition.

Des rumeurs

Le silence du gouvernement laisse place à toutes les rumeurs. Au sein de la communauté tunisienne, on chuchote que Belhassen Trabelsi fraie avec les mafias italienne et libanaise. Et qu’il continue à brasser des affaires en utilisant des prête-noms et des sociétés-écrans.

Ce qui est certain, c’est qu’il ne manque pas de moyens. Il a vécu à Westmount pendant des mois et ses filles ont fréquenté la très élitiste école The Study jusqu’à la mi-juin. Sa femme et ses cinq enfants auraient depuis quitté le pays.

Excédés, certains Montréalais d’origine tunisienne perçoivent de la mauvaise foi dans l’apparent immobilisme du Canada.

«Les Tunisiens ont fait la révolution au nom de la dignité, dit Sonia Djelidi, du Collectif de solidarité envers les luttes sociales en Tunisie. Ils se sentaient humiliés par un système mafieux représenté par Belhassen Trabelsi. Or, cet homme continue à vivre ici et mieux que la majorité des Tunisiens. On se demande quel message le Canada veut lancer au reste du monde.»

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Hammadi Kammoun > Le directeur des postes

Directeur d’un bureau de poste à Tunis, père de trois enfants, Hammadi Kammoun ne manquait de rien. Mais pour son plus grand malheur, le bateau de pêche qu’il venait d’acheter en prévision de sa retraite est tombé dans l’oeil de Mourad Trabelsi, frère de Belhassen.

Pour faire main basse sur l’objet de sa convoitise, Mourad Trabelsi a brisé sa vie. «Il m’a demandé de travailler avec lui dans le trafic de drogue, mais j’ai refusé par principe. Alors, il a voulu se débarrasser de moi.» Coûte que coûte.

M. Kammoun a été harcelé, menacé, jeté en prison pendant huit jours. «Quand on a commencé à menacer mes enfants, j’ai eu peur.» Poussée à bout, la famille s’est enfuie au Canada, laissant toute une vie derrière elle. «J’ai tout perdu.»

Le 17 novembre, Mourad Trabelsi a été condamné à 10 ans de prison pour avoir extorqué des milliers de dollars à un marchand de poissons. Il possédait plusieurs bateaux avec lesquels il est soupçonné de s’être adonné au trafic de drogue et d’avoir écoulé des trésors patrimoniaux en Russie et en Israël.

M. Kammoun, lui, est gardien de sécurité à Montréal. Il est amer. Le Canada a d’abord refusé sa demande d’asile. «On ne nous croyait pas. On nous disait que le président et sa famille étaient de bonnes personnes.» Pendant six ans, il a épuisé tous les recours.

Ce n’est que trois semaines avant la date prévue de son expulsion que le Canada, revenant sur sa décision, lui a accordé le statut de réfugié.

Que ce soit au tour de Belhassen Trabelsi de réclamer l’asile ne manque pas d’ironie pour M. Kammoun. Il s’agit après tout du «parrain» du clan ayant provoqué sa ruine. Et sa propre fuite au Canada…

Mohamed Bouebdelli > L’intellectuel

Pendant des années, Mohamed Bouebdelli ne se déplaçait jamais sans un sac de voyage rempli du nécessaire pour un séjour en prison. Au cas où. «Quand je sortais le matin, je ne savais pas si je rentrerais le soir.»

Son crime: avoir tenu tête aux membres du clan Ben Ali.

M. Bouebdelli et sa femme Madeleine dirigent de prestigieuses écoles privées à Tunis. Leurs ennuis ont commencé en 1997, quand Belhassen Trabelsi a voulu inscrire sa fille de 3 ans à la maternelle. L’école, qui n’accepte les enfants qu’à partir de 5 ans, a refusé de se plier à sa demande.

L’année suivante, le président Ben Ali et sa femme Leïla, constatant que leur fille avait de la difficulté en classe, ont exigé la suppression des cours d’anglais et de français pour l’ensemble des élèves. Nouveau refus.

En 2004, un proche des Trabelsi a voulu inscrire sa fille au collège. Sauf que cette dernière affichait une moyenne beaucoup trop faible pour être admise. Une fois de plus, les Bouebdelli n’ont pas cédé.

C’était un refus de trop. Le clan était furieux. Madeleine Bouebdelli a été destituée de son poste de directrice du collège. Trois ans plus tard, l’institution a été forcée de fermer ses portes.

«Ce sont des illettrés qui n’ont jamais accepté qu’on leur refuse quoi que ce soit», peste M. Bouebdelli, joint à Tunis. Le couple a été harcelé. Ses comptes ont été gelés sans raison. Au fil des ans, les tracasseries bureaucratiques se sont multipliées. «Ils ont créé des lois sur mesure pour nous mettre des bâtons dans les roues.»

M. Bouebdelli juge scandaleuse la présence de Belhass¿en Trabelsi, «l’âme maudite» du clan Ben Ali, sur le sol canadien. «C’est une honte de voir ce pays démocratique héberger un tel mafieux.»

Hedi Oueld Baballah > Le comédien

L’humoriste tunisien Hedi Oueld Baballah est l’un des seuls artistes à s’être moqués du clan Ben Ali avant la chute du régime. Une audace qui lui a coûté la liberté.

Dans un sketch, il imitait le président Ben Ali légalisant la drogue en Tunisie, dans l’espoir de faire oublier les extravagances de sa famille au bon peuple. Dans un autre, le président examinait les mains de son nouveau-né pour constater qu’elles ressemblaient à celles de Belhassen Trabelsi. Pas de doute possible: l’enfant serait un voleur, comme son oncle.

Belhassen Trabelsi était hors de lui. «Une source digne de confiance m’a raconté que c’est sa soeur Leïla et lui qui ont tout magouillé pour me faire jeter en prison.»

Grâce aux pressions internationales, l’humoriste a été libéré au bout de cinq mois. Mais il n’avait plus de travail. Avant la révolution de janvier, aucune scène n’était prête à l’accueillir.

En tant qu’artiste, il déplore par-dessus tout que Belhassen Trabelsi ait détruit sans vergogne un grand nombre de vestiges culturels en Tunisie. Le 7 décembre, il a été condamné par contumace à un an et neuf mois de prison pour détention illicite de pièces archéologiques. «Il a volé des centaines d’objets anciens pour orner ses domiciles en Tunisie. Il a saccagé des ruines et construit des habitations sur des territoires classés au patrimoine mondial.»

M. Baballah s’indigne du fait que Belhassen Trabelsi se soit réfugié au Canada. «Nous, les Tunisiens, avions toujours cru que le Canada ne pouvait qu’appuyer les peuples opprimés, en n’acceptant jamais de servir de refuge aux criminels.»

Isabelle Hachey
La Presse, le 17 décembre 2011

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