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Halal: un vrai business

Le halal concerne plus de 5 millions de consommateurs. Restaurants chics et supermarchés spacieux accueillent maintenant les nouvelles générations de musulmans. Problème : il existe une soixantaine d’organismes de certification halal, et bien peu de contrôles de l’abattage rituel. La révolte gronde, et Paris Match a mené l’enquête au pays de la viande fraîche.

La décoration est sobre et feutrée. Murs aux teintes chaudes, mobilier blanc design et lumière tamisée. Une ambiance bobo branchée. Bienvenue chez Les Enfants terribles, l’un des premiers – et rares – restaurants ­parisiens estampillés « gastronomie halal ». Derrière le bar, les deux patrons : Kamel et Sofiane, frères et musulmans, préparent des cocktails… sans ­alcool. Forcément. « Il y a encore cinq ans, quand je sortais avec des amis, je mangeais toujours du poisson. Nous n’avions jamais accès à la bonne cuisine française traditionnelle, se souvient Kamel, 33 ans. Quelle frustration de ne pas pouvoir déguster une bonne viande ! Alors, avec mon frère, on a imaginé ouvrir un restaurant halal de qualité. »

Le duo s’organise, leur rêve devient réalité : en avril 2007, ils inaugurent l’établissement rue des Boulets, dans le XIe arrondissement, et proposent le fin du fin : traditionnel foie gras, chutney d’oignons aux fruits rouges, magret de canard rosé sur sa fine sauce aux pêches blanches, médaillon de veau à la moutarde violette et « champagne » halal, du jus de raisin pétillant. Succès immédiat. Quatre ans plus tard, la formule fonctionne toujours. Autour de nous, les tables sont pleines. Familles, jeunes banlieusards, « beurgeois » parisiens, une clientèle éclectique. « On affiche complet tous les soirs, on fait entre 40 et 70 couverts en semaine, et jusqu’à 110 le week-end. » Un deuxième restaurant ouvre en février 2010, avenue Daumesnil dans le XIIe arrondissement. Le halal séduit.

Fateh Kimouche, spécialiste et créateur du blog Al-Kanz : « “Halal” signifie en arabe ce qui est “licite”, ce qui est permis, autorisé. A l’inverse de “Haram” qui veut dire “illicite”. D’un point de vue alimentaire, le halal désigne les aliments qui peuvent être consommés par un fidèle. » Avec, en France, un marché de 5,5 milliards d’euros de chiffre ­d’affaires en 2010, dont 1 milliard d’euros pour la restauration, la ­distribution du halal est devenue un business lucratif. C’est deux fois la valeur du marché du bio (2,6 milliards d’euros). Quelque 5 millions de personnes sont concernées, dont 20 % en Ile-de-France.

D’après une étude Ifop réalisée en décembre 2009, 87 % des personnes interrogées achètent de la viande fraîche halal et 60 % mangent tout halal. Sachant qu’un Français musulman consomme deux fois plus de viande que les autres, et qu’un consommateur musulman dépense 30 % de son budget dans l’alimentaire, contre 14 % en moyenne pour le reste de la population, les économistes s’accordent à dire que son avenir est radieux. Résultat : il s’industrialise et s’occidentalise. Abbas Bendali, directeur du cabinet Solis et conseiller auprès des grands groupes agroalimentaires, le confirme : « Avec une croissance de 10 % par an depuis dix ans, nous sommes sur des marchés additionnels à forte augmentation.

Depuis 2008, le halal sort du commerce traditionnel. Le marché français de la charcuterie étant saturé, les entreprises doivent trouver d’autres axes, le halal en est un. Pour remplir les portefeuilles, les grands groupes agroalimentaires ont tous développé des gammes de produits. » Leurs cibles ? Les deuxième et troisième générations d’immigrés musulmans. Le spécialiste explique : « Ils sont jeunes, actifs, habitent dans des grandes agglomérations urbaines, sont pressés et ont des revenus. Du coup, ils veulent acheter leurs aliments halal au même endroit que les autres. Surtout, ils veulent manger à la française. Dans les chariots, on retrouve des plats cuisinés, des sauces, des bonbons…»

Reste un bémol : le manque évident de transparence du circuit

Des organismes de certification sont responsables de l’appellation halal. C’est eux qui doivent vérifier dans les abattoirs le bon déroulement des abattages rituels. Or, personne n’est capable d’évaluer leur nombre. Alors qu’en Malaisie – un modèle du marché halal – il n’y en a qu’un, en France on en compte entre 40 et 60. Aucun cahier des charges précis n’existe pour établir cette certification qui n’est même pas obligatoire, chaque société de contrôle fonctionne avec ses propres règles… Les industriels se rabattent sur les moins chères et les moins regardantes. Logique, quand on sait que le surcoût de la fabrication halal s’élève à 20 %, un coup de tampon étant estimé entre 10 et 15 centimes.

Y aurait-il de la triche au royaume du sacré ? Fateh ­Kimouche dénonce un « halalgate » : « J’en parle depuis des années. Ce n’est pas un problème religieux, le halal, c’est un problème de contrôle, de certification. C’est une querelle de porte-monnaie, pas une querelle de chapelle. Les organismes de certification se sont liés aux industriels. Pour l’abattage casher, les contrôleurs sont là, ils verrouillent tout. Pour le halal, rien ! » Même son de cloche chez Antoine Bonnel, fondateur et créateur en 2004 du premier Salon halal pour professionnels : « Aujourd’hui, tout le monde peut apposer le mot “halal” sur un produit. Il faut une réglementation. Honnêtement, je n’y crois pas, c’est trop tard. » Selon Lahcène Belatoui, président de l’organisme de certification AVS (A votre service), « le marché du halal est ambigu car l’opacité règne du début à la fin de la chaîne et alimente une suspicion, bien souvent légitime. Hélas, ce ne sont pas les consommateurs qui dictent les règles, mais les industriels qui ordonnent un marché quasiment à leur merci ».

Les consommateurs n’ont plus confiance, ils sont perdus

Selon une étude récente, plus de la moitié d’entre eux assurent être mal informés et 63 % souhaitent une charte, un label unique. Abbas Bendali, du cabinet Solis, n’est pas étonné : « Avant, le consommateur ne se posait pas de questions, il achetait sa viande chez le boucher du coin, c’était une personne de confiance. Tout est différent avec la grande distribu­tion. » Les membres d’Asidcom, une des rares associations de consommateurs musulmans, sont d’accord. Hadj Abdelaziz Di Spigno, son ancien président, ne mâche pas ses mots : « Nous sommes pour l’application de la réglementation européenne, pour l’application des droits civils. Les musulmans ne sont pas des sous-citoyens. Nous devons acheter en connaissance de cause. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. La viande vendue halal ne l’est pas, on retrouve du porc dans les plats halal… On en a marre de se faire escroquer ! » Sur vingt-cinq sociétés évaluées par l’association, plus du tiers ne fournit aucune information aux consommateurs sur ses procédés de certification. Mieux : sur trois animaux abattus rituellement, presque deux seront en fait consommés par l’ensemble des clients toutes religions confondues. Par exemple, tandis que les musulmans consomment les abats et les pièces à bouillir (pour des raisons culturelles et financières), les filets et les entrecôtes halal repartent dans la filière normale, destinés aux non-musulmans.

40 à 80 % de la viande Halal finit dans le circuit classique…

Officiellement, en 2008, la Direction générale de l’alimentation estimait que 12 % des bovins et 49 % des ovins étaient tués rituellement. Or les pratiquants musulmans et juifs ne représentaient que 7 % de la population française. Lahcène Belatoui : « L’inverse est vrai aussi, les musulmans consomment à leur insu de la viande non halal. Or le halal a une dimension spirituelle et religieuse capitale. Sacrifier cet aspect sur l’autel du bénéfice est une marque de mépris à notre encontre. Les musulmans sont beaucoup trop silencieux sur les méthodes d’abattage industriel qui méprisent les ­souffrances des bêtes. » Sans étourdissement préalable, les ­animaux souffrent.

Les associations de défense des animaux s’en mêlent

Au Royaume-Uni, en ­Allemagne, en Suède et en Suisse, l’« assommage » est ­toléré, voire obligatoire. En France, on est laxiste. Charles, responsable d’un abattoir : « Je connais beaucoup d’agriculteurs qui ont le cœur brisé à l’idée de voir leurs bêtes égorgées et saignées. C’est un sujet très polémique, ils enragent de voir leur bétail ainsi traité ! » Marie Rivenez, directrice générale de l’entreprise GRG (commerce de gros de viande), avoue : « Une bête non étourdie est plus stressée, elle produit du cortisol, la viande est moins bonne. »

En écho, l’écologiste Frédéric Freund, directeur de l’Oaba (Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs) et ­végétarien, ne décolère pas : « Les bêtes égorgées non ­assommées mettent jusqu’à quatorze minutes pour perdre conscience. Elles sont suspendues et dépecées vivantes dans 75 % des cas… Un abattage rituel sur deux est mal fait avec des instruments mal aiguisés, trop petits. On dénonce cette situation depuis très longtemps, les animaux souffrent terriblement, les rites ne sont même pas respectés, et aucune mesure n’est prise ! Ce n’est plus tolérable ni pour les animaux ni pour les musulmans. On ne respecte personne. Et le ministère de l’Agriculture ne fait pas son boulot, à savoir : contrôler ! » Un inspecteur vétérinaire directement concerné confirme : « On manque de moyens humains. Et le gouvernement n’a pas le courage de s’engager dans ce débat sensible. Encore moins maintenant, à quelques mois de la campagne présidentielle. Ils ont peur de perdre des voix… »

15/11/2011, Emilie Blachere

Source : Paris Match

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