“Le Bien n’est pas ce qui rapproche de Dieu, c’est ce qui est Universel; le Bien c’est la liberté, la justice, la démocratie, l’égalité et le partage des richesses“
Dalil Boubakeur (né le 2 novembre 1940 à Philippeville -aujourd’hui Skikda- en Algérie) est une personnalité de la communauté musulmane en France. Il est l’actuel recteur de la Grande Mosquée de Paris et fut le premier président du Conseil français du culte musulman (2003-2008). Fils de Si Hamza Boubakeur, ancien recteur de la Grande Mosquée de Paris, il naît en Algérie française où il passe son enfance avant de rejoindre la France métropolitain avec sa famille en 1957 lors de la guerre d’Algérie. Il poursuit des études de médecine et devient médecin, rattaché à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Il est aussi diplômé des Arts et des Lettres de l’université al-Azhar en Égypte, diplômé honoris causa de l’université islamique de Zitouna en Tunisie. Par la suite, il est chargé d’enseignement aux Facultés de médecine de Paris-Créteil, du Kremlin-Bicêtre et de la Pitié-Salpêtrière. Il est membre du Conseil de l’Ordre des médecins de Paris depuis 1977. En 1985, il devient président de la Société des habous et lieux saints de l’islam puis vice-président de 1987 à 1992. Il est ensuite nommé en 1992 recteur de l’Institut musulman de la Grande Mosquée de Paris à la suite des deux recteurs ayant succédé à son père entre 1982 et 1992 (Cheikh Abbas et Tidjani Haddam). En avril 2003, il devient président du Conseil français du culte musulman . Il est réélu en avril 2005. Il en est aujourd’hui le vice-président. Il est aussi membre du comité de parrainage de la Coordination française pour la Décennie de la culture de paix et de non-violence et vice-président du Conseil (départemental) de l’Ordre des médecins de la Ville de Paris
M. Dalil Boubakeur est assurément une figure de proue de la communauté musulmane de France et sa parole est de celles qui font autorité. Notre collaborateur Wahid Megherbi l’a rencontré. Voici l’entretien réalisé lors de cette rencontre, que Wahid Megherbi souhaite offrir en guise de vœux à l’occasion de Aïd Al Adha et de document de référence pour un dialogue des confessions
Wahid Megherbi : Comment évaluez-vous les changements qui secouent le monde arabo – musulman ?
Dalil Boubakeur : Certains mouvements de l’ Islam ou des musulmans ont prôné le Tout Islam , l’ application rigoureuse des textes de la charia , et des traditions musulmanes qui devraient être respectées y compris en Europe ; ce qui a créé un certain nombre de réactions avant et après le 11 septembre 2001 concernant une espèce de divergence entre l’ Islam et la mentalité occidentale , que certains n’ ont pas hésité à qualifier de choc des civilisations.
Cela suppose qu’ il y aurait deux mentalités, l’ une orientale ayant une explication du monde de nature théologique ou traditionnelle , conforme à une vision religieuse du monde et puis de l’ autre côté, une approche occidentale plus laïc, rationaliste et politique dans le sens qu’elle peut se référer à des confrontations économiques, ou au matérialisme et dans laquelle les régulations de l’ effort humain tiennent lieu de facteurs de progrès de civilisation contrairement à ceux qui ont vision plus spirituelle ou religieuse.
Aujourd’hui’ hui, il semblerait que depuis les événements de Tunisie , d’ Égypte , de Libye , de Syrie une jeunesse , essentiellement, est à l’origine de quelque chose qui serait plus proche de la mentalité occidentale dans le fait que cette jeunesse musulmane et arabe , en particulier, tire un certain nombre de nouveaux principes qui ne sont pas ,forcément, liés à la religion .
Ces principes sont des développements de la notion universelle des droits de l’ homme, c’ est- à -dire la liberté, la justice ,l’égalité ,la démocratie , l’ émancipation et un certain nombre de principes ou la politique appartient ,plus, au monde démocratique du libre choix et de la libre expression de la volonté individuelle.
Dans ces mouvements de jeunes , il y a , malgré tout, la présence d’ anciens promoteurs d’ une politique de l’ Islam c’est à dire une espèce d’ islamisme , qui serait , aujourd’hui hui, un post-islamisme démocratique.
Je pèse bien mes mots, nous sommes dans une phase où les promoteurs d’ un Islam politique sentent que leur position islamiste doit s’ ajouter à un mouvement de jeunes , qui est beaucoup plus démocratique et lié à une vision occidentale du pouvoir .
Nous verrons comment va évoluer la relation entre les promoteurs de l’ islamisme et ceux d’ un pouvoir démocratique à l’ occidentale.
Quelle est la situation de l’Islam en France ?
En France la tradition de confrontation a laissé des traces dans l’administration française , qui a retrouvé les mêmes Musulmans , les mêmes Algériens en France en nombre important . Certains ont choisi la nationalité française mais, néanmoins, ils n’ont pas abandonné leur identité musulmane. Ce n’est pas parce qu’on est musulmans français que l’on a changé la théologie ou la liturgie ou la récitation du Coran ou de transformer la vie religieuse ou la pratique de la religion.
Beaucoup ont protesté lorsque les commissions et débats, qui ont porté sur l’islam, voulaient faire des imams des prêcheurs en langue française. Il y a eu des tentatives de la sorte mais elles ont toutes été vouées à l’échec. Je ne pense pas que l’ Islam , même en France, sorte de ses fondements , profondément Arabo-musulmans , profondément Coraniques , profondément inscrits dans l’ histoire de l’ islam lui-même.
Vivre selon la loi de la société du pays d’accueil
En France, en Turquie et dans d’autres pays d’Occident, il y a l’obligation de vivre selon la loi du pays, selon la société du pays d’accueil, selon les traditions et la langue du pays .Ceci amène un certain nombre de considérations. Présentement, je vous parle en Français, qui est une langue que j’ai apprise non pas à Paris mais à Alger.
L’adaptation et l’adaptabilité des musulmans et, notamment, ceux d’Algérie est très grande. Cela fait 180 ans qu’on vit en contact avec la civilisation française occidentale; il y a, forcément, des conséquences. Les musulmans sont des citoyens de ce pays, des résidents de ce pays. Ils ont l’Islam comme religion.
C’est une dualité qui est créatrice d’un certain nombre de confrontations; comme, par exemple, avec la laïcité. Je citerai, aussi, la question du port du foulard, des femmes entre autres.
Il y a, également, une confrontation avec la modernité, qui s’exprime dans les pays occidentaux par le désenchantement du monde c’ est- à -dire une vision peu religieuse de la société. C’est une pensée libre et athée où Dieu n’intervient pas dans les décisions.
C’est un défi d’entrer dans une société où les règles morales, éthiques ne sont pas des valeurs religieuses. Le Bien n’est pas perçu de la même manière. Le Bien en Islam c’est ce qui le rapproche le musulman d’Allah; c’est ce qui est écris dans le Coran. Ce sont les règles de la Charia, des Mouamallates, des Maqacides, de l’ Ijtihad et du Droit musulman .
En France, la société ne tient, absolument, pas compte des éléments religieux, ni musulmans, ni chrétiens, ni juifs ni d’aucune autre religion. Elle base ses valeurs non pas sur des traditions religieuses mais, sur des éléments rationnels comme dirait Auguste Comte.
“Le Bien n’est pas ce qui rapproche de Dieu mais c’est ce qui est Universel ; le Bien c’est la liberté, la justice, la démocratie, l’égalité et le partage des richesses etc.”
Tout principe de conception matérialiste ou progressiste ou scientifique ou technologique il ya une société technique, plus rationnelle où la raison, la logique sont là pour remplacer toute considération traditionnelle, spirituelle où chaque valeur qui ne soit pas le fruit de la raison.
Ces musulmans dans la vie courante se comportent comme citoyens à part entière. Ils font des familles sur les mêmes principes de la société française ; ils envoient leurs enfants à l école publique qui est laïque; ils ont des logements, ils ont une vie totalement française.
Est-ce qu’ils pratiquent un Islam de France ? Nous verrons; Il ne faut pas tout mélanger. L’Islam c’est l’Islam et la société française a son histoire et ses traditions. Le citoyen musulman a ses traditions aussi; il s’adapte, il s’intègre et réussit fort bien.
Peux-t on parler d’un «Islam de France» ?
Il y a l’islam en France et il y a l’islam de France. L’ Islam en France, ce sont , quasiment, les musulmans arrivés avec les vagues successives de l’ immigration. C’est un islam pratiqué par une importante population constituée de familles formées, souvent, de plusieurs générations. L’Islam de France est lié à l’histoire de ce pays avec cette religion.
La France a fréquenté depuis François 1er , l’ orientalisme, Bonaparte et plus, particulièrement , durant la présence française en Algérie. Elle s’ est rendue compte qu’ il y a un monde musulman ; elle a essayé d’ avoir plusieurs positions soit de l’intégrer et d’ assimiler l’islam pour en faire un Islam français , ce qui était complètement impossible d’ avaler un Islam Algérien pour en faire un Islam français d’ assimilation.
Les musulmans ont gardé, jalousement, leur religion qu’ils soient Kabyles, Mozabites, Touaregs, Arabes. La résistance populaire n’a pas permis de grands progrès de faire de l’Islam en Algérie un Islam remodelé. Il y a eu beaucoup de parties qui ont maintenu les grands principes de la religion.
Un Islam essentiellement Sunnite
L ’ Association des Savants Musulmans , Jamiate el Ulémas a maintenu un Islam essentiellement Sunnite , Arabe , Malékite , très fidèle à ses traditions , extrêmement rigoureux dans son identité de base . Avec le Cheikh Ibn Badis, l’Islam est devenue la religion nationaliste qui a prôné l’indépendance de l’Algérie. Le Front de libération Nationale ( FLN) n’ a fait qu’ utiliser les démarches , la dénomination , les responsabilités et l’ organisation d’ une révolution à base de dénomination islamique.
Cela n’a pas été une guerre de religion, mais une guerre de libération. Le nationalisme a plongé dans ses traditions , dans sa population, dans sa religion et dans les principes universels des droits de l’ homme, parmi lesquels , la liberté des peuples à disposer d’ eux-mêmes.
L’ Islam Turc est-il progressiste ; peux-t-on parler d’Islam moderne ?
C’ est un islam de progrès qui a su concilier les principes de laïcité d’ une part, et ceux de modernité d’ autre part. Je pense que ces deux mutations ont été bien intégrées par l’ islam turc dans le système de la société en respectant , très profondément, la vie religieuse de sa population. Il a su ,aussi, apporter dans cette vie religieuse, des éléments nouveaux comme ,par exemple , la détermination du jour l’ Aïd ou du mois de Ramadan qui est prévue à l’ avance et non pas selon la tradition musulmane qui privilégie l’ observation et non les calculs.
Les Turcs ont privilégié les calculs une bonne fois pour toute. Il y a eu ,ainsi, un progrès dans les mentalités ; cela est du , essentiellement, au fait que la Turquie appartient à un monde occidental , européen , fidèle à ses alliances et ses traditions puisque c’ est un pays membre de l’ OTAN , qui fait de lui un pays défenseur de la pensée occidentale . En face de lui, le monde communiste était une grande menace du moins pour son existence même.
Par son histoire , ce pays était tenu d’ avoir cette sa position évolutive , qui permettra la survie et l’épanouissement de sa population sans que cela touche aux fondements mêmes de l’ Islam.
Le modèle turc a été assez résistant par rapport au temps depuis 1923. L’ instauration de la république après le Khalifat et celle de la laïcité ont été ,fortement , appuyé et défendu par l’ armée turque et le système politique malgré une islamisation massive de la population turque .
L’ islam actif a suivi le mouvement de tous les pays musulmans; la population est restée fidele à ses positions islamistes ou islamiques. Avec le parti du premier ministre Erdogan, il y a une synthèse entre une vision traditionnelle et politique de l’Islam et le maintient de la laïcité.
Il a , effectivement, un moyen terme que la Turquie a su trouver pour être , d’ une part ,moderne parmi les pays occidentaux puis qu’ elle a une constitution laïque et d’ autre part , fidele à sa population , qui est très imprégnée par les valeurs musulmanes.
Il faut voir le poids de l’ Islam dans la vie publique pour comprendre que la religion musulmane est une réalité sociale et politique en Turquie.
Quel est le rôle de la mosquée de Paris dans l’échiquier de l’Islam en Occident?
Notre premier rôle est de ne pas nous laisser aller vers ce que nous ne voulons pas. L’intégrisme politique ne doit pas être la religion de nos frères et sœurs. La politique n’est pas dans la tradition de la Sunna mais plus dans la tradition du Chiisme, qui veut être, en même temps, maitre spirituel(Clergé) et un chef politique.
Chez nous, « Ahl Sunna », le pouvoir était tenu par des Khalifats qui furent des dynasties héréditaires pour la plupart. La religion n’était pas tenue, spécialement par le Khalife; il y a eu des Khalifes, qui ont laissé, abondement, leurs Imams et Muftis avoir un rôle religieux.
C’est rester, ainsi, dans notre tradition de la Sunna. Ce n’est pas de nos traditions de faire de la religion une politique, qui serait, extrêmement, communautariste puisqu’ elle nous séparerait de toutes les regions où nous vivons et feraient de nous des enclaves avec nos propres lois.
Nous ne voulons pas du radicalisme, de l’islam politique, encore moins de l’intégrisme.
Depuis le 19 eme siècle, les reformes des Tanzimates en Turquie ont été les premières reformes religieuses vraiment nouvelles, qui ont mis la Turquie et les Turcs dans une nouvelle ère.
La Aquida a un coté théologique que nous devons respecter, elle a, également, un deuxième coté, celui du droit religieux (Charia), qui a lui aussi évolué vers une pensée religieuse et non pas théologique. Le droit musulman (Charia) a évolué vers une plus grande pensée religieuse et non pas théologique.
Nous respectons la lettre du Coran ; nous respectons toutes les données du dogme de l’ islam. La Charia évolue, notamment, dans le mode Sunnite (Malékite, Chafiite, Hanbalite et Hanafite). Nous sommes dans une phase d’évolution qui répond aux nouvelles réalités modernes; nous sommes adeptes des approches et techniques modernes qui sont bénéfiques pour le bien de la personne humaine. Les causes qui sont dans le sens du Bien (Masalihs) sont adoptées selon la Charia. Nous sommes, par exemple, pour la prévention, la vaccination et toute chose qui sauve la vie de l’homme.
Quelle est le rôle du savoir en Islam ?
Les grands penseurs musulmans ont voulu adapté les musulmans et non pas l’Islam. Je citerai Mohamed Abdou, Jamaleddine El Afghani, Rachid Réda, Tahar Ben Achour et nombreux penseurs du Maghreb. Adopter une attitude par rapport à la raison (Al akl) pour évoluer et s’instruire est l’une de nos principales missions.
Nous ne voulons pas d’un peuple d’ignorants. Nous avons 750 recommandations du Coran pour apprendre, s’instruire, raisonner pour être le peuple, parmi les peuples, à qui Dieu a donné la chance de s’ouvrir et d’être les plus tolérants. Dieu nous a créés comme les autres.
Nous suivons le Coran dans une vision d’intelligence et de croire que Dieu veut notre bien. Dieu nous a donné la science et la connaissance. Ibn Rochd a dit qu’il n’a pas de confrontation entre la religion et la science puisque les deux ont été données par Dieu. La double vérité c’est bien connaitre et être un bon musulman. Il n’y a pas de contradiction entre la science et la religion.
Depuis mille ans, les études des Ulémas (Savants en religion) intelligents ont montré la concordance de la double vérité.
Le véritable Islam c’est celui de l’effort, du progrès et de l’Ijtihad
La reprise avec la Nahda (renaissance), la reprise avec l’Islah (changement), la reprise avec les mouvements des derniers siècles nous incitent à être des musulmans vivent avec leurs temps. Nous devons être une communauté du juste milieu (Oummatoune Ouassata), témoins du monde (Chouhada ala ennass).
Nous ne devons pas rester en dehors du monde . La religion musulmane a, toujours, été en avance dans les découvertes scientifiques, en Mathématiques, Chimie, Médecine, Pharmacologie, Géographie, Sociologie avec Ibn Khaldoun etc. Nous sommes un ensemble communautaire capable de donner des exemples au monde de nos capacités intellectuelles.
Utilisons celles-ci dans le sens du Bien et celui des valeurs du progrès de l’être humain. La religion ne s’arrête pas ; elle continue avec les générations. Nous avons un devoir de transmettre à nos enfants ce que nous avons reçu de nos parents. Le monde nous a été donné pour observer et non pour être paresseux à ne rien faire.
Nous devons mériter notre monde actuel et pour cela il faut s’investir dans l’effort. Il n’y a pas d’autres formules que l intelligence, la patience et la persévérance. Nous devons suivre les principes coraniques dans le sens moral, dans le sens de la culture, dans le sens de l’éducation et la transmission du dynamisme.
Le véritable Islam c’est celui de l’effort, du progrès et de l’Ijtihad. Il doit être notre vécu quotidien. Il nous incite à tirer le meilleur de soi-même pour le donner aux autres.
Quel type de relation doit avoir l’Islam avec les autres croyances ?
L’ islam sincère fait partie de l’ensemble du monothéisme depuis le prophète Ibrahim Alaihi Salam
Nous sommes une religion qui est un embranchement et une vision plus avancée des autres religions mais qui ne les renie pas. Nous ne sommes pas étrangers aux autres religions et cultures. Nous nous inscrivons dans la même histoire de l’homme avec Allah. Allah nous a créés pour transmettre un message de révélations de manière à guider notre existence.
Juifs, Chrétiens et Musulmans ont les mêmes engagements vis-à-vis d’ Allah, vis-à-vis de soi et vis-à-vis des autres. Nous sommes, triplement, liés par un devoir : Haq Allah, Haq El Insane et Haq Enafss.
Votre message à la communauté musulmane au Canada ?
J’ai vu des communautés qui ont su s’adapter dans des terres nouvelles, elles ont apporté ce que l’islam a de meilleur. Les savants religieux ont donné une explication pas du tout agressive et pas du tout fermée de cette religion. L’islam est une religion de dialogue, de fraternité humaine et de partage; c’est une religion qui considère chaque personne sans l’offenser ou lui porter préjudice.
Le musulman respecte autrui puisque le principe de tolérance est primordial en Islam; il doit être, également, un porteur de paix et de solidarité en orientant le monde vers la coexistence pacifique et le vivre ensemble avec tous les êtres humains sur terre puisqu’ Allah nous a créés pour vivre ensemble.
Atlas.Mtl 167 (Par Wahid Megherbi)