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Les musulmans, des Américains plus comme les autres

Quand elle vient parler de l’islam dans les écoles, Amal Ali commence toujours par cette même question : “Qu’est-ce qui vous vient à l’esprit lorsque vous entendez le mot ‘musulman’?” La réponse, toujours la même : “terroriste”, a lancé ce jour-là un petit garçon de 10 ans. C’était il y a quelques semaines au collège Colin Powell, dans la grande banlieue de Chicago. “Qui partage cette opinion ?”, a-t-elle alors demandé aux quelque 600 enfants dans l’auditorium. La plupart des doigts se sont levés. “Il y avait pourtant plusieurs élèves musulmans dans l’assistance, mais le seul qu’ils pensent connaître, c’est Oussama Ben Laden”, soupire Amal Ali.
Pour cette jeune Américaine d’origine palestinienne, responsable des programmes pour la jeunesse à la puissante CIOGC (1), l’organisation qui coiffe l’essentiel des mosquées de Chicago, pas de doute : “Il y a encore beaucoup à faire avant que les musulmans ne fassent partie de la grande famille américaine.”
Discrimination

Ici, à Chicago, où vit l’une des plus importantes communautés musulmanes du pays, avec quelque 400 000 membres, dix ans après le 11-Septembre, l’islam suscite toujours la défiance. “Immédiatement après les attentats, il y a eu un immense réflexe d’unité nationale. C’est peu après que les discriminations ont commencé. Et elles n’ont fait que s’accentuer durant ces dernières années”, affirme Ahlam Jbara, directrice de la CIOGC. Les musulmans ne sont pas les seuls à le penser.

Selon une enquête de l’institut Pew Research Center (PRC) menée il y a un an, près de 60% des Américains considèrent que ce sont les premières victimes de discrimination dans le pays, loin devant toutes les autres communautés religieuses et juste après… les gays.

Mais, pour la majorité des musulmans, cette défiance s’exprime au quotidien dans la rue, au supermarché, quand il s’agit de louer un appartement, voire d’ouvrir un simple compte en banque : 43 % d’entre eux affirment avoir été harcelés d’une manière ou d’une autre, l’an passé, à cause de leur religion, d’après cette enquête du PRC. “Cela commence à l’école, avec la marginalisation des élèves qui ne participent pas aux fêtes chrétiennes, cela continue au travail avec les blagues des collègues qui vous traitent de dresseur de chameaux et vous conseillent de repartir dans le désert, alors que la plupart des musulmans sont nés ici et parlent un anglais parfait…”, affirme Ahlam Jbara, dont la fille de 8 ans s’est fait traiter de “terroriste” à l’école.

Malaise

Ce dimanche-là, en plein ramadan à l’Icci, une petite mosquée de la grande banlieue de Chicago, chacun a son anecdote. “Quand Ben Laden est mort, tout le monde s’est moqué de moi à la fac en me disant que je devais être en deuil parce que mon idole était morte”, raconte une jeune étudiante de parents égyptiens.

Une mère de famille originaire du Pakistan s’est récemment fait arracher son hidjab dans un supermarché. “On doit toujours prouver que nous sommes juste des citoyens américains comme les autres et que l’on n’a rien à voir avec Al-Qaida”, ajoute Mona Askar, une jolie diplômée en sociologie de 25 ans, née à Chicago. En mai dernier, deux imams qui se rendaient en Caroline du Nord – pour participer à une conférence sur l’islamophobie – ont été évacués d’un avion car “ils mettaient les autres passagers mal à l’aise”. Quant à Anil, cadre dirigeant d’origine hindoue qui passe sa vie dans les aéroports, il commence toujours par déclarer qu’il “n’est pas musulman” aux passages de frontières.

Un comble dans un pays où le moindre soupçon de discrimination peut donner lieu à des class actions dantesques ! “C’est même complètement contraire à l’esprit américain, constate Aman Ali, et pourtant cela ne choque personne. “Son explication : “Les Américains n’ont pas l’impression de faire de la discrimination ni d’être racistes en se comportant ainsi vis-à-vis des musulmans. Pour eux, c’est autre chose.”

“Il n’y a aucune hostilité ethnique ou raciale dans l’islamophobie, c’est vraiment une affaire de religion . Ce n’est pas une guerre contre les musulmans mais contre l’islam”, affirme John Bowen. Pour ce spécialiste de l’islam à l’université Washington de Saint Louis (Missouri), qui a comparé la situation des musulmans en Europe et aux Etats-Unis, mieux vaut largement vivre ici plutôt qu’en France, considérée par la grande majorité des musulmans, depuis la décision d’interdire le voile, comme le plus islamophobe des Etats européens.

Intégrés

Bien intégrés, dotés d’un revenu moyen confortable, même si leur situation s’est dégradée depuis la crise, les musulmans américains, dotés pour la plupart d’une bonne formation, ne soufrent d’aucun “effet ghetto”. Beaucoup sont venus dans les années 1970 comme étudiants. “C’était alors le meilleur moyen d’avoir un visa”, explique Amina Sharif, coordinatrice pour Cair (le Conseil des Relations américano-islamiques) à Chicago.

Médecins, pharmaciens ou ingénieurs, la plupart d’entre eux sont pleinement intégrés à la middle class américaine. “Même si, avec la crise, des jeunes désoeuvrés commencent à se regrouper en bande, comme les Afro-Américains ou les latinos, nous, on n’est pas dans la course aux jobs à 10 dollars l’heure”, affirme Mohamed Nasir, un spécialiste de la finance islamique. Résultat : discrets, peu nombreux, l’immense majorité des musulmans s’est longtemps fondue dans le melting-pot du pays. “Beaucoup d’Américains ont découvert l’existence de l’islam et des musulmans dans leur pays le 11-Septembre “, affirme John Bowen.

Conservateurs

La procédure NSEERS (National Security Entry-Exit Registration System), qui a jusqu’à récemment obligé tous les hommes adultes originaires de certains pays arabes (et de Corée du Nord !) à s’enregistrer auprès des autorités fédérales, a été vécue comme une première grande humiliation. “On est devenu une cible. Chaque mosquée est devenue suspecte d’être un centre de propagande “, résume Sheik Amin al-Ali, chef religieux à l’Icci, convaincu de toute façon que sa mosquée, comme toutes les autres, est en permanence sous la loupe du FBI. N’allez pas lui parler de Ben Laden, “cette histoire tellement ennuyeuse qui ne nous concerne en rien”.
musulman – 11-Septembre
Sur le toit d’une mosquée de Bridgeview dans l’Illinois, le 13 septembre 2001. (John ZICH / AFP)

La mort du djihadiste ne lui a fait ni chaud ni froid. ” Mais maintenant on va peut-être pouvoir passer à autre chose “, dit-il. ” Ben Laden a été utilisé pour nous diviser et permettre l’émergence de cette islamophobie “, ajoute Ahmed Rehab, directeur de Cair.

Paradoxalement celle-ci s’est accentuée avec l’élection de Barack Obama. “En perdant le pouvoir, les conservateurs sont devenus ultra-agressifs. La campagne contre les origines musulmanes de “Barack Hussein Obama” a été terrible. Toute la haine contre les musulmans a pu s’exprimer “, affirme Mohamed Nasir.

Le président américain a beau affirmer que “l’islam a toujours fait partie de la nation américaine”, de nombreux musulmans qui ont massivement voté pour lui en 2008 sont déçus. “Il n’a jamais visité la moindre mosquée, alors que Bush l’a fait, et il semble ne pas vouloir s’afficher avec des musulmans”, regrette Amina Sharif. En même temps, difficile de le lui reprocher : “C’était vital pour lui de marquer des distances.”

Ouverture des vannes

Depuis deux ans, les évangélistes chrétiens se déchaînent, brandissant la lutte contre la charia comme étendard. Des bloggeurs ouvertement islamophobes, comme Pamela Geller ou Robert Spencer, cofondateurs du mouvement Stop Izlamisation of America régulièrement invités dans des talkshows, et pas seulement sur la chaîne Fox News, sont les nouveaux héros des Tea Party, la frange radicale des conservateurs.

Herman Cain, un ancien homme d’affaires de Géorgie, candidat à la présidentielle de 2012, n’a pas hésité à déclarer que “jamais il ne recruterait un musulman dans son entreprise”. Certes il a dû s’excuser, mais quand même ! “Avant, ces gens n’auraient jamais été invités à la télévision. Les médias ont créé la permission de nous attaquer”, affirme Mohamed Nasir.

Pour Louise Cainkar, de Marquette University, dans le Wisconsin, pas de doute : “L’islamophobie existait depuis très longtemps dans ce pays mais de manière souterraine. Le 11-Septembre a simplement ouvert les vannes. C’est devenu un sujet politique manipulé par des groupuscules radicaux qui peuvent désormais librement en faire un sujet électoral et gagner des voix. ”

Arrêter la victimisation

En même temps, tout n’est pas si noir pour les musulmans américains. Ils ont beau s’estimer discriminés, une immense majorité d’entre eux (79 % d’après la dernière étude du PRC) considèrent qu’ils vivent dans un “bon”, voire un “excellent” quartier, et entretiennent de bonnes relations avec leur environnement. “Le 11-Septembre nous a obligés à aller vers les autres. En dix ans, on a bâti des relations plus étroites avec les différentes communautés, avec les différentes Eglises “, affirme Ahlam Jbara.

Certes, certains extrémistes ont pris des mosquées pour cibles. Mais d’autres Américains ont mis en place des chaînes humaines pour les défendre. “Nous faisons partie de la communauté américaine, même si la communauté, elle, ne le sait pas, résume Ahmed Rehab. Il faut en finir avec la victimisation et passer à autre chose. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est de permettre à des musulmans d’avoir une chance équitable d’accéder à des postes de premier plan dans ce pays. Et là, tout reste à faire.”

(1) Council of Islamic Organizations of Greater Chicago

Natacha Tatu aux Etats-Unis – Le Nouvel Observateur

Article publié dans l’hebdomadaire du 8 septembre 2011

 

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