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Abdelhamid El Jamri, président du Comité pour les travailleurs migrants : “Une migration maîtrisée ne peut être que bénéfique”

Abdelhamid El Jamri

“Au niveau de la  relation avec les pays d’accueil, au cours de ces quatre dernières années, aucune initiative n’a été prise pour lancer  un processus de  renforcement des accords  bilatéraux. De nombreux accords sont datés des années 60 et ont besoin d’être dépoussiérés”.

Libé : Le mois dernier, l’assemblée des  Nations unies vous  a reconduit à la tête du comité pour les  travailleurs migrants et les membres de leur famille. Quel est le bilan de vos mandats précédents  et quels sont les prochains objectifs de votre  présidence ?

A. El Jamri : Effectivement, au début du mois de décembre, l’Assemblée des Etats parties m’a fait réélire pour un 3ème mandat en tant qu’expert des Nations unies.  Les experts membres du Comité se retrouveront ensemble en avril prochain en session pour élire un nouveau bureau.

Concernant le bilan, la Convention sur les droits des migrants est encore jeune. Après 8 ans de fonctionnement, elle a fait ses preuves. Même dans les Etats qui ne l’ont pas encore ratifiée, elle est considérée comme le principal instrument spécifique de protection des travailleurs migrants. Nous avons réussi l’examen de plus de 20 rapports initiaux et de quelques autres des Etats parties. Nous avons diffusé cette convention au niveau international  et surtout, nous avons construit les bases de son avenir, notamment par la construction d’un partenariat très solide avec les Agences des NU, l’OIM, la société civile et les syndicats.

En tant que comité, nous avons été aussi très actifs au niveau de la réforme du système des NU sur les droits de l’Homme.

Comment évaluez-vous la politique migratoire marocaine au cours des  quatre dernières années ?

Je pense qu’il faudrait d’abord souligner la vitalité qu’a montrée et démontrée la communauté marocaine à l’étranger pendant ces dernières années. Que ce soit au niveau de la création artistique, culturelle, sportive, politique, associative, scientifique… Malgré toutes les difficultés dans les pays d’accueil, les Marocains brillent dans différents domaines.

Aussi, au cours de ces dernières années, les Marocains du monde ont montré, de façon très forte, leur attachement à leur pays d’origine. Ils suivent de près l’évolution des différents projets structurants du pays. Ils ont également donné de la voix à leurs revendications légitimes en direction des responsables. Ils veulent participer, d’une façon ou d’une autre, au développement du Maroc.

Du point de vue de l’évaluation, je pense que l’on peut distinguer la politique intérieure et l’international. Au niveau international, le Maroc continue à être considéré comme l’un des pays les plus actifs sur la question de la migration dans les instances internationales, notamment les Nations unies et l’OIM. Au niveau de la politique intérieure, on peut saluer l’effort qui a été fait, quoiqu’insuffisant, au niveau de l’amélioration du système consulaire en quantité et en qualité et saluer quelques petites actions menées par différents acteurs en charge du dossier migratoire. Il faudrait plus particulièrement saluer l’opération Marhaba, qui est unique au monde.

Mais en général, le dossier migratoire reste entier, aucune avancée significative n’a été enregistrée. Il y a toujours un grand décalage entre les discours structurants de sa Majesté le Roi et l’Exécutif, à ce sujet. Au niveau législatif, il n’y a pas eu de nouvelle loi ou textes qui apporteraient une réponse aux attentes des migrants. La coordination des administrations en charge du dossier migratoire n’a pas connu de structuration. Nous constatons même que le cloisonnement s’est renforcé et chaque acteur travaille seul, sans concertation avec les autres. Le CCME qui est censé être une force de proposition à ce niveau, n’a pas donné d’avis et n’a pas travaillé sur la Commande Royale telle qu’elle apparaît dans le Dahir l’instituant, à savoir la participation des Marocains du monde et la configuration du futur conseil.

D’autres questions restent entières : la difficulté d’adaptation de  la Moudawana à la réalité familiale de beaucoup de migrants qui vivent des situations insolubles dans le cadre de la législation actuelle, l’état civil, le prix du transport aérien et maritime, la retraite et la transférabilité des pensions, le dédouanement, la participation à la gestion de la chose publique ainsi que le contrôle des agences et circuits de recrutement…

S’ajoute à cela, le traitement des doléances des migrants, adressées à différentes administrations et qui restent souvent sans solution. Alors  que plusieurs sujets ont besoin d’un traitement global qui viserait à réconcilier les Marocains du monde avec l’administration.

Au niveau de la relation avec les pays d’accueil, au cours de ces quatre dernières années, aucune initiative n’a été prise pour lancer un processus de renforcement des accords bilatéraux. De nombreux accords sont datés des années 60 et ont besoin d’être dépoussiérés. De nouveaux accords sont nécessaires, avec les nouveaux pays de destination des Marocains. La protection des droits des migrants marocains passe par ces accords aussi.

Vous avez soulevé la question  de la difficulté d’adaptation de  la Moudawana à la réalité familiale de beaucoup de migrants qui vivent des situations insolubles dans le cadre de la législation actuelle.  Comment le Maroc pourrait-il  intervenir en faveur de ces citoyens qui vivent dans d’autres pays comme la France, qui ont d’autres contraintes dans ce domaine comme la législation européenne ?

Le Maroc peut faire beaucoup de choses : Adapter plus sa législation aux normes internationales. Beaucoup d’avancées ont été enregistrées mais il faut continuer.

L’un des meilleurs moyens du Maroc pour mieux protéger les Marocains du Monde, c’est d’adapter sa législation aux normes internationales.

Concernant la Moudawana, plusieurs difficultés se posent aux MRE. Je vous donnerai un seul exemple. Imaginez une Marocaine qui vit à l’étranger, veuve d’un non musulman et dont le mariage n’avait pas été transcrit dans un consulat et qui a des enfants. Comment cette dame pourrait inscrire ses enfants à l’état civil marocain et leur transmettre sa nationalité comme le stipule la Moudawana? Impossible !

Mais, il y a eu quand même le Décret d’application de la loi 0203 en 2009. Que pensez-vous de cette loi ?

La loi 0203 a le mérite d’avoir abrogé des lois obsolètes et inhumaines héritées de la colonisation, notamment le Dahir du 8 novembre 1948 relatif à l’émigration des travailleurs marocains qui stipulait en plus du certificat médical, le certificat de désinsectisation (art.4).

La loi fait référence aux engagements internationaux du Maroc en matière de droits humains et de droits des réfugiés.

Elle protège les femmes et les enfants. Elle précise qu’aucune femme étrangère enceinte et aucun mineur étranger ne peuvent être éloignés.

De même, elle précise qu’aucun étranger ne peut être refoulé vers un pays s’il est établi que sa vie ou sa liberté y sont menacées ou qu’il y est exposé à des traitements inhumains, cruels ou dégradants.

La loi est répressive à l’égard de la migration illégale et ne prévoit aucune assistance publique ou privée aux sans-papiers avant leur refoulement et aucune protection ou recours en cas de violation de leurs droits.

Elle est également silencieuse quant à la protection des migrants alors que le Maroc est l’un des premiers pays à avoir ratifié la Convention internationale du 18 décembre 1990 sur la protection de tous les travailleurs migrants et les membres de leur famille. La question du regroupement familial est totalement absente dans le texte, ainsi que l’accès à l’éducation et à la santé des migrants. Par ailleurs, la loi ne contient aucune disposition relative à l’organisation de l’émigration et trouve ses limites dans l’absence de protection des migrants.

Elle connaît des lacunes juridiques, principalement celles des droits politiques, économiques, sociaux, culturels des étrangers.

La loi 02-03 est muette sur les droits de défense en phase d’enquête préliminaire, notamment devant l’autorité administrative qui procède à l’interpellation et à l’instruction du dossier du prévenu, surtout quand l’étranger ne comprend pas un seul mot de l’arabe et que les procès-verbaux sont rédigés justement en arabe.

Il faut se féliciter que le Maroc se soit doté d’une loi sur la migration. Mais il faudrait compléter celle-ci par d’autres textes en vue d’apporter des éléments de politique sur :

  • L’organisation de l’émigration,
  • La protection des travailleurs migrants,
  • Les droits de défense et de recours des migrants,
  • L’accès aux droits économiques, sociaux et culturels, conformément aux engagements internationaux du Maroc, qui lui font honneur sur la place internationale.

Je vous rappelle que le Maroc est l’un des principaux sponsors de la Convention de 1990 sur la protection des travailleurs migrants, avec le Mexique notamment.

Ces dernières années, le débat s’est intensifié au Maroc sur la question migratoire, que ce soit au niveau du gouvernement ou celui de la société civile. Ce qui a abouti aujourd’hui, au décret d’application de la loi 0203. Ce n’est  pas à cause de ce que vous appelez ‘‘une invasion’’. Selon les estimations actuelles, les migrants au Maroc ne représentent pas beaucoup par rapport au nombre total de la population. Et dans leur majorité, ils sont d’origine européenne. Les irréguliers subsahariens sont estimés à quelque 20000 personnes…. On est loin de l’invasion et même pour qualifier le Maroc de pays ‘’d’accueil’’ aujourd’hui, je pense que nous ne en sommes pas encore là.

Je suis convaincu que le Maroc a besoin de migrants aujourd’hui pour développer son économie. Il doit faire un diagnostic et mesurer l’adéquation entre les besoins de son économie et les qualifications dont il dispose. A partir de là, il pourra définir sa politique migratoire par rapport aux départs et n’encourager que ceux des qualifications dont il a le moins besoin. Et aussi par rapport aux compétences qu’il pourra faire venir de l’étranger.

Les pays développés ont déjà pris cette voie avant nous et ont réussi leur développement. Surtout que le Maroc a lancé plusieurs projets structurants ces dernières années.

Une migration maîtrisée, qu’elle soit de départ ou d’arrivée, ne peut être que bénéfique pour le pays.

Les textes internationaux, laissent la liberté aux Etats de définir leur politique d’entrée, de sortie et de séjour des migrants.

Dans le cadre du gouvernement Benkirane, on dit que le ministère en charge de la Communauté marocaine à l’étranger sera rattaché en tant que délégation auprès du MAEC. Qu’en pensez-vous ?

C’est vrai qu’auparavant, ce ministère était placé au MAEC et depuis le dernier gouvernement d’Abbas El Fassi, il a été placé auprès de la Primature. Ce qui est regrettable, c’est que ces changements et mouvements ne soient pas argumentés et à ma connaissance, il n’y a aucune évaluation qui pourrait servir de base à ces mouvements.

Placer le ministère de la CME auprès du MAEC peut avoir des avantages et des inconvénients. Au niveau des avantages, le ministère ainsi placé, pourrait mieux collaborer avec la Direction des affaires consulaires et sociales, puisqu’ils feraient partie de la même administration. Au niveau des inconvénients, les prérogatives du ministère en charge de la CME sont transversales. Et cette transversalité, pourrait être mieux utilisée et plus efficace en tant que ministère à part entière ou auprès du Premier  ministre.

Personnellement, j’avais fait des propositions pour aller vers un ministère plus important, un ministère de l’Immigration qui prendrait en charge aussi bien les Marocains du monde que les migrants se trouvant sur le sol marocain.

 

La mise en place d’un ministère d’immigration, qu’est-ce que cela apportera au Maroc ?

La mise en place d’un ministère de l’Immigration, va élever le Maroc au rang des Etats dotés d’une importante politique migratoire, comme c’est le cas de nombreux pays développés.

Ce ministère permettra de traiter en parallèle, le dossier des MRE et celui des migrants se trouvant sur le sol marocain.

Les choses sont plus ou moins claires sur la politique migratoire en direction des Marocains du monde. On connaît l’existant, on sait ce qu’il faudrait améliorer, etc. Mais au niveau des migrants au Maroc, la situation est différente. Nous n’avons pas de visibilité de la politique marocaine à ce sujet. La question est traitée d’un point de vue sécuritaire seulement. Alors que le Maroc  a tout à gagner en lui donnant une autre dimension, notamment économique et sociale.

Notre pays est un pays de transit et d’accueil, alors que personne n’y était préparé. Ni l’Etat, ni la société, ni la société civile. Le Maroc subit cette migration alors qu’il a les moyens de la choisir.

Aujourd’hui, on ne peut pas occulter l’existence de migrants chez nous, notamment en situation irrégulière. Pourtant, plusieurs pays du Nord se sont développés grâce à la contribution de la main-d’œuvre étrangère. Pourquoi pas le Maroc ?

On connaît la réalité et la capacité de notre système de formation professionnelle et académique. On connaît  aussi les besoins en qualification, nécessaires pour mener à bien tous les projets structurants du Royaume. Aujourd’hui, le Maroc n’a pas seulement besoin de qualification de haut niveau, il a besoin également de qualification moyenne en mécanique, en bâtiment et TP, en agriculture… Une bonne politique d’immigration ne peut qu’être bénéfique pour notre économie.

Donc, un ministère marocain de l’immigration, fort par ses prérogatives, peut jouer un rôle important dans la gestion des ressources humaines dont notre économie a besoin. Il pourra jouer un rôle important dans l’élaboration d’une politique migratoire globale.

Les partenaires internationaux du Maroc sur la question migratoire, ne comprennent pas ce décalage entre la dynamique marocaine à l’international sur la question migratoire et la politique intérieure. La mise en place d’un ministère marocain de l’immigration pourrait être une réponse à l’international aussi et aura un effet induit sur les autres politiques sectorielles.

Quel rôle peut jouer le CCME dans le cadre de la nouvelle Constitution ?

Dans ses textes fondateurs, le CCME a comme rôle, au-delà de la Commande Royale initiale et qui porte sur la participation et  la configuration du prochain Conseil, de donner des avis sur tous les thèmes et sujets qui concernent la migration marocaine : migration de travail, gestion des flux migratoires, relation avec l’administration, politique culturelle, politique d’éducation, participation politique, protection sociale, rapatriement, etc.

Dans le cadre de la nouvelle Constitution, le CCME peut jouer un rôle important, par l’émission d’avis et par l’accompagnement, dans l’opérationnalisation des articles relatifs aux MRE. Et sans oublier que les MRE ne sont pas seulement concernés par ce qui les touche directement, mais aussi, par l’avenir et le développement de notre pays en général.

Mardi 3 Janvier 2012

Entretien réalisé par Youssef Lahlali (libération)

Rubriques : Actualités, Entretiens, Immigration
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