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Quatre partis, un seul chef élu. Le déséquilibre des forces s’installe à Ottawa

M Stephen Harper, premier ministre du Canada

Sur la colline parlementaire, personne ne se rappelle une telle situation: quand la Chambre des communes reprendra ses travaux le 19 septembre, les trois partis d’opposition assis en face du gouvernement conservateur seront dirigés par des chefs intérimaires. Pour Stephen Harper, le scénario pourrait difficilement être plus favorable: majoritaire au Sénat, majoritaire au Parlement, et faisant face à trois partis affaiblis. Pleins pouvoirs. Peu de contraintes.

Le décès subit de Jack Layton a profondément ému le Canada cette semaine. Des bouteilles d’Orange Crush (le «flirt» orange) aux bouquets de fleurs déposés devant le parlement, des 12 000 personnes qui ont défilé devant son cercueil à Ottawa aux centaines d’autres qui ont laissé des messages à la craie devant l’hôtel de ville de Toronto, la vague de sympathie déclenchée par la mort du chef du NPD a surpris par son ampleur et sa profondeur.

Pour la première fois de l’histoire canadienne, des funérailles d’État ont été offertes aujourd’hui à quelqu’un qui n’a pas été premier ministre ou gouverneur général, ou qui n’était pas membre du cabinet lors de son décès. Jack Layton entrait dans la catégorie – jamais utilisée, selon Patrimoine canadien – des «éminents Canadiens» méritant ces célébrations solennelles, hautement protocolaires et somptueuses.

Harper «le premier ministre le plus puissant  que le Canada ait jamais eu»

Mais si le cérémonial mis en place à Ottawa et à Toronto a souligné les qualités de l’homme et du politicien, il a aussi mis en relief la profondeur du trou que la disparition de M. Layton laisse au sein du NPD  et, par la force des choses, au sein de la vie politique canadienne.

Ajouté à ceux de Michael Ignatieff et de Gilles Duceppe, son départ imprévu laisse donc Stephen Harper seul chef à bord du Parlement,  exception faite d’Elizabeth May, unique élue des verts. Pour l’auteur et chroniqueur Dan Gardner (Ottawa Citizen), les circonstances font ainsi de M. Harper «le premier ministre le plus puissant que le Canada ait jamais eu».

Interrogé par le Toronto Star cette semaine, l’historien Michael Behiels (Université d’Ottawa) remarquait lui aussi que «Stephen Harper n’a virtuellement plus d’opposition devant lui», d’autant que la force du NPD était, selon lui, d’abord celle de son chef. «Le succès de l’élection du 2 mai est beaucoup dû à la personnalité de M. Layton», indiquait-il. Le NPD en est conscient, et Jack Layton entendait bien utiliser sa popularité comme un outil de pression sur le gouvernement.

Cerise sur le gâteau

Pour d’autres, toutefois, l’incertitude qui règne dans les trois partis d’opposition – encore que le cas du Bloc québécois soit moins crucial que pour le PLC et le NPD, le parti n’étant plus reconnu officiellement – ne change rien de bien substantiel à un tableau déjà clair: Stephen Harper est majoritaire et fera ce qu’il veut durant les quatre prochaines années, peu importe qui dirige quoi, soulignent ainsi Jean-Herman Guay et Nelson Wiseman, politologues aux universités de Sherbrooke et de Toronto.

«C’est la cerise sur le gâteau pour M. Harper, mais ça ne changera pas grand-chose, pense M. Guay. Le gouvernement est majoritaire, il ne craint plus d’être renversé, les projets de loi vont passer sans une tonne de négociation… Les conservateurs avaient déjà les coudées franches: qu’il n’y ait pas de chefs en face ne fait qu’ajouter un élément au tableau. Oui, l’opposition est plus faible. Mais le résultat est le même.»

Depuis Toronto, Nelson Wiseman tient sensiblement le même discours. «Il est certainement préférable d’avoir des chefs bien en selle, dit-il. Mais Stephen Harper était déjà dans une position très forte avant le décès de M. Layton. Il peut faire ce qu’il veut depuis le 2 mai. Dans notre système, il a une “free ride” jusqu’en octobre 2015. C’est la réalité.»

En tournée dans le Grand Nord canadien, Stephen Harper a tempéré le jeu et affirmé jeudi que l’absence de chefs établis pour lui faire contrepoids et le statut majoritaire des conservateurs ne voudront pas dire que l’opposition sera réduite au silence à Ottawa. «Les partis d’opposition ont beaucoup de sièges au Parlement. On ne peut ignorer cette situation», a-t-il dit.

«Ultimement, le gouvernement aura la capacité de faire passer ses projets de loi. Mais il demeure que l’opposition dispose de plusieurs outils pour retarder le passage des mesures gouvernementales», a ajouté M. Harper — ce que les débats prolongés autour du projet de loi spéciale pour forcer un retour au travail à Postes Canada ont mis en lumière. «Le NPD a montré à ce moment à quoi sert une opposition devant un gouvernement majoritaire, estime Nelson Wiseman: à forcer le gouvernement à s’expliquer et à débattre, à attirer l’attention du public sur un enjeu précis.»

Stephen Harper affirme donc qu’il se montrera magnanime dans les prochaines années. Des compromis seront toujours nécessaires au Parlement, a-t-il dit jeudi, et il promet «de [s]’adapter et d’écouter les Canadiens lorsque nécessaire». À voir à l’usage.

Post-Layton

Dans sa lettre-testament dévoilée moins de six heures après sa mort, Jack Layton exprime le souhait que le NPD se trouve rapidement un nouveau chef. Il faut que ce dernier «ait amplement le temps de reconsolider l’équipe, de renouveler le parti et le programme, et qu’il puisse aller de l’avant et se préparer pour la prochaine élection», écrivait M. Layton.

Étant donné que la prochaine élection se tiendra en octobre 2015, Jean-Herman Guay pense qu’il n’y a «rien qui presse» pour déclencher une course à la direction. Mais il comprend l’intention de M. Layton: «Probablement qu’il avait en tête le danger d’évolution des tensions entre les factions du caucus. Les nouveaux et les anciens, les Québécois et les autres, les idéologues et les pragmatiques… Un chef fort et bien installé permet de calmer le jeu. Nycole Turmel risque de trouver la tâche difficile», pense-t-il.

Chose certaine, le NPD a tout avantage à bien profiter de la vitrine médiatique qu’offrira la course au leadership, dit M. Guay. «C’est l’occasion de faire connaître non pas seulement le futur chef, mais aussi l’équipe qui l’entourera. Une course à la direction où l’on discute sérieusement, ça veut dire qu’on fait percoler le programme du parti dans la population. Ça veut dire aussi qu’on solidifie le “membership” et l’organisation dans les circonscriptions.»

Observateur attentif du NPD depuis des décennies, Nelson Wiseman est curieux de voir comment se déroulera cette première course sous le nouveau NPD. «La notion de leadership a toujours été différente au NPD, explique-t-il. Chez les libéraux et les conservateurs, un chef qui perdait avait une tache à son dossier. Au NPD, gagner quelques sièges de plus que la dernière fois était perçu comme une grosse victoire. Personne ne leur demandait de vraiment gagner. Mais les élections du 2 mai ont changé ça.»

Tout comme Jack Layton a changé la façon de diriger le NPD, ajoute M. Wiseman. «Ç’a toujours été un parti d’activistes, de militants. La philosophie politique a toujours été plus importante que le leader. Mais M. Layton a changé ça. Il incarnait le parti [c’était «l’image de marque», disait le directeur du NPD, Brad Lavigne], le succès passait par lui.»

Tous en sont conscients au NPD. Ainsi Nycole Turmel l’a-t-elle dit clairement: on ne remplacera pas Jack Layton. Il faudra toutefois lui trouver un successeur capable de garder le parti unifié, de consolider les appuis inespérés obtenus le 2 mai… et d’offrir une réplique soutenue au premier ministre Harper.

Source : Presse canadienne

Rubriques : Actualités
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